[Réflexions] I Am Not Your Negro de Raoul Peck : le Cinéma trouve à faire

[Réflexions] I Am Not Your Negro de Raoul Peck : le Cinéma trouve à faire

13 juin 2020 Non Par Memoracultura

A l’heure où le tonnerre s’excite par le bouillonnement des esprits et des moeurs, certaines oeuvre (re)font surface pour confirmer leur évidence politique mais aussi cinématographique. Lorsqu’I Am Not Your Negro triomphe en 2016 sous les flots de louanges critiques et publiques, je m’émeus devant la force de son actualité. Comment ?Après ce bouleversement symbolique qu’a incarné l’investiture d’Obama, l’oppression continue pourtant de se renouveler dans un mouvement de régénération imperturbable … Pourquoi ? Quatre ans plus tard, les choses semblent encore fixées dans un bloc idéologique d’une terrible immuabilité. Au coeur du documentaire de Raoul Peck : la question de l’ignorance. Elle est au coeur de tout : d’une pensée « pillée » des aveux de son réalisateur, celle de James Baldwin, qui dans la force de son évidence, s’est vue diluée dans des reprises sans citations. Elle se retrouve aussi au coeur d’une peur déraisonnée qui met dos à dos les enfants d’un peuple unique qui s’entretuent. Et enfin, elle se nourrit de l’« apathie » dispersée par un discours idéaliste qui blesse et qui dénie le principe de réalité de ceux qui la vive de plein fouet. La peur c’est cette pulsion affective qui sert de pont entre les êtres et qui va constituer le fil directeur d’une pensée qui va sillonner l’Histoire de l’Amérique. Quelles raisons peuvent explique le cinéma puisse nous faire peur ?

Se (re)connaitre

James Baldwin rêve-il d’espoir ?

« Pourquoi les noirs ne sont-ils pas optimistes ? » lâche avec une ironie terrible Dick Cavett. C’est la séquence d’ouverture du documentaire dans lequel Raoul Peck se donnera pour mission de déplier la pensée de Baldwin qui laissa un manuscrit inachevé d’une trentaine de pages. Peut-être ne le sont-ils pas depuis le jour où le cinéma a décidé de ne pas l’être pour eux ? C’est ainsi que dans I Am Not Your Negro, nous voyageons aussi en terre de cinéma. Par le recours à un travelling avant en continu, le réalisateur nous entraine dans un mouvement linéaire inexorable depuis lequel le regard se heure à un ciel bouché par les rails d’un métro aérien. La marche arrière est impossible, le wagon s’élance et le panoramique ne semble n’être plus que le seul mouvement de caméra possible. Raoul Peck reprend le postulat de départ : celui qui part de trois assassinats, celui de figures symboliques des luttes pour les droits civiques à savoir Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Dans un exercice complexe dans lequel les « couches » s’amoncèlent, Raoul Peck superpose ainsi les images, les discours et les temporalités. Il rappelle que l’oeuvre cinématographique n’a rien d’univoque et prend part dans la construction du monde. Fiction et réalité s’enlacent ainsi dans ce qui s’avèrera être une longue excursion américaine débouchant sur une autoroute profondément humaine. Car c’est l’humanisme de Baldwin qui perce l’écran de ses mots tranchants. Il ne se dérobe pas de sa mission civique (il revient au pays, rongé par la culpabilité de l’exil) mais il rappelle que le cri de révolte résonne dans des corps faits de la même chair que ceux qui répriment leur humanité. 

Baldwin, dans son récit, ne choisit pas les souvenirs au hasard … Il évoque ses premiers souvenirs de cinéma et ses premiers faits d’identification. Il se sentait Gary Cooper avant de se rendre compte qu’il était, au mieux, Cochise. Stephen Heath avait ainsi théorisé la maitrise que le spectateur avait sur les représentations cinématographiques or Baldwin insiste sur la dépossession de l’image qu’il avait de lui-même à travers le cinéma. Cet autre miroir dans lequel il s’était construit n’était qu’un écran fumant vecteur d’illusions. De là les doutes et les angoisses existentiels ne cessent et ne cesseront plus jamais. Car dénier la puissance séductrice de l’image cinématographique et son impact idéologique ainsi que la manière dont elle s’inscrit dans la construction individuelle, c’est dénier finalement le caractère éminemment ontologique de l’image filmique (ce n’est pas moi qui l’affirme mais Bazin en premier lieu). Pleynet le rappelle : « Même en n’étant pas un miroir de la réalité, le cinéma peut prétendre l’être et arriver à nous en convaincre. » A Fagier d’ajouter : « Un film influence la manière dont un individu se représente les choses ; il intervient sur les images que celui-ci a de lui-même et du monde qui l’entoure. » Le cinéma possède ainsi cette faculté aussi terrible que souveraine : celle d’être capable de tordre notre réalité et la perception que nous nous faisons de nous-mêmes. Baldwin s’est ainsi cru blanc avant d’apprendre qu’il était noir. Il ne voulait pas être ces personnages aux yeux « exorbités », à qui l’on refusait le droit de vengeance dont John Wayne semblait jouir pleinement. Pour autant, il ne s’agit pas de diaboliser un tel pouvoir : celui-ci participe à la puissance extensive d’un art que Baldwin ne rejette pas et qui constitue aussi un terreau possible pour les luttes. Néanmoins, il en rappelle le champ d’influence et nous invite à en dépasser la perception intuitive et à déconstruire nos représentations afin de mieux les appréhender pour ne plus les subir de manière écrasante.

Faire bouger les images et le regard

Dorothy Counts, 15 ans, l’une des premières élèves noires affectée dans une école ségrégationniste

Alors Baldwin décide de sortir de l’écran pour enquêter sur le terrain de la réalité qu’il va tenter d’apprivoiser après l’avoir longtemps délaissé durant un exil européen obligé. Il épouse ainsi pleinement sa responsabilité de témoin et de porte-parole. A travers un montage assuré et un récit dialectique, Raoul Peck (re)construit le langage et surtout la voix incisive de Baldwin rendue authentique par l’interprétation solennelle de Samuel L. Jackson en VO et Joey Starr en VF. Ce discours ainsi soumis au principe de contradictions et du contradictoire, se déploie durant tout le long métrage avec une force imperturbable : la même qui s’exerce et oppresse cette communauté noire aussi ségréguée aujourd’hui qu’il y a un siècle. Les archives du passé vont embrasser celle du monde présent : du lynchage de la jeune Dorothy Counts victime du refus de l’intégration au passage à tabac de Rodney King en passant par l’investiture d’Obama, les images défilent et épousent une dimension argumentative et non simplement illustrative. Raoul Peck construit le sens en secouant les images mêmes jusqu’à les extirper de leur staticité initiale. C’est ainsi qu’il reprend les images d’archives de la rencontre entre Lorraine Hansberry et Bobby Kennedy. En cumulant l’usage de la dialectique du champ / contre-champ et en actualisant le commentaires écrits de Baldwin sur l’événement, il parvient à activer ces deux figures. Nous avons l’impression d’assister à la scène comme si elle était (re)jouée devant nous. Le regard lourd d’Hansberry semble se poser sur Kennedy face à l’impasse de l’incommunicabilité qui débouchera sur l’échec de cet entretien. Le cinéma est ainsi capable de donner vie, densité et homogénéité à un événement historique en combinant plusieurs supports hétérogènes. Il peut ainsi nous en rendre témoin. Parmi ce flot d’images, de sons et de mots déployés, les extraits cinématographiques prennent ainsi tout naturellement leur place et la question de l’héroïsme au cinéma mais aussi celle de la représentation du noir américain à l’écran se posent dès lors. Suis-je condamné à subir le récit en train de se faire comme dans A Monster Walks ? Comment souffrir de la comparaison avec ce personnage hyperbolique et quasi surnaturel qu’est Dr John Prentice dans Devine qui vient dîner ? Sans condamner ni valider, Baldwin discute surtout de la prégnance des représentations, trop denses, trop extrêmes et en conséquence, écrasantes.

Raoul Peck parvient ainsi le tour de force de restituer la langue prétendument radicale d’un Baldwin pourtant pétri de nuances. Il parvient aussi à reproduire la vue d’ensemble et transversale qu’il avait de la lutte : cette dernière trouvant aussi bien son terrain de jeu dans le principe de réalité que dans les arts. Ce documentaire précieux à l’heure où le poids de l’oppression ne désemplit pas, rappelle à quel point le cinéma est devenu un autel de rémanence idéologique. A travers lui, ces figures disparues voient leur héritage se déployer sur d’autres fronts. Comme une dette due pour des existences prématurément interrompues, le cinéma se fait étendard des soulèvements nécessaires d’une Humanité en quête d’Unité.

La bande-annonce du film :

I Am Not Your Negro a été édité par Blaq Out dans une édition DVD très honorable contenant trois bonus des plus instructifs dont un entretien éclairant de Raoul Peck sur la genèse et le cahier des charges fixé pour le projet. Suivent deux archives avec James Baldwin évoquant son enfance à Harlem et un autre dans lequel, au cours d’un voyage dans un village suisse, il développe avec son expérience personnelle du racisme.